avec la participation de :
Paddocker►Querencia
Si j’osais, ce serait querrance... « Tiene
querencia de cuadra » avait dit le maquignon. « Carencia » rectifia l’ami qui nous présentait. Si jeu de mots il y
avait, c’est sans gloire qu’il glissa tant la jument accaparait notre attention. Il me rattrapa pourtant quelques années plus tard, dans toute sa splendeur.
Un seul mot dont le sens voyage pour dire le lieu, le
sentiment et le mouvement. Le premier inspire le second qui éperonne
le troisième, lequel nous ramène vers le premier.
Querencia, c’est, reliés en système et mis en
mouvement, l’abri, l’attachement et le retour.
Les sens de querencia
◘ L’abri, le lieu où l’on a grandi, où l’animal a été élevé. Le repaire qui sert de refuge ; logis, demeure où l’on se retire. Regresar a la querencia → rentrer au pays, au bercail (sens fig.), au ranch (sens propre, en Argentine).
◘ L’attachement. Tener querencia → être attaché à, avoir le bourdon, languir.
◘ Le retour. Tendance de l’homme (et de l’animal) à revenir là où il a grandi.Sens ancien (XI-XVIes s.) de repaire : retour au pays, retour chez soi.
Repairier (XI-XVes s.) : retourner dans son pays.
Pas de repairance. Par contre repairement : même sens que repaire aux XII-XIIIes s. Source : dictionnaire Larousse d’ancien français, édition de 1947.
Mais revenons à nos moutons.
Votre cheval manifeste une envie pressante de rentrer. Il vous prend la main et tourne bride. En Argentine, c’est un cheval volvedor qui cherche à retrouver sa querencia.
Tournebride. Hôtellerie près d’un château, destinée à recevoir les domestiques et les chevaux des visiteurs ; par extension, auberge de campagne, pied-à-terre.
Le passage de 2 à 3, de l’envie à l’action, est une question de nuance. Perceptible du bout des doigts, annoncée par un mouvement d’encolure, la décision de rentrer sera avortée ou pas par le cavalier.
Tiene querencia de cuadra → (2) il languit l’écurie, l’écurie lui manque ; nous retrouvons l’idée de carence, carencia ; (3) il tend à y retourner, il paddocke. Paddocker. Le cheval essaie de quitter le parcours en revenant vers le paddock, autre terme d’emprunt. Jusqu’au XVe s. nous aurions pu dire, il repairie.
Ajoutons ces deux emplois particuliers.
◘ En tauromachie, c’est l’endroit de l’arène que le taureau affectionne, sorte de refuge où il prend position. Il prend querencia, lorsqu’il ne quitte plus cet endroit. En Camargue, on dit qu’il se tanque,
se garde ou se réserve
◘ En psychanalyse, querencia est la traduction proposée depuis 1994 pour exprimer le Trieb cher à Freud. Elle remplace, en espagnol, « pulsion » qui corrigeait « instinct » employé initialement.
Attachement, lieu d’élection, repaire, position de repli stratégique, espace sensible que l’on
déplace avec soi, terrain favorable, lieu sûr, pôle d’aimantation, point d’ancrage... c’est tout cela, nous dira Pierre Veilletet ; c’est la bonne place !
Mais encore : « Plus que partir [...], revenir est la grande affaire. Revenir sur ses premières
impressions, sur les divers âges de notre vie scellés par nos déplacements... À chacun des êtres qui constituent ce que nous sommes correspond un de ces pôles d’aimantation vers lequel nous allons comme à un rassemblement intime, une récapitulation de soi-même. C’est pourquoi les querencias ne me sont pas moins précieuses que la terre natale. »
« Le désir d’écrire naît du va-et-vient entre celles-ci et celle-là, entre point de départ et points d’ancrage, dans le mouvement même de l’être déplacé. »
Pierre Veilletet est l’auteur de Querencia et autres lieux sûrs, éditions Arléa, Paris.
Prouesse ou défi, ce mot à l’âme vagabonde est sans équivalent en français.
Les Transhumancières, 2009